dimanche 30 mai 2010

Terminé barre et machines




Voilà. Le porte-hélicoptères Jeanne d'Arc, bâtiment de la Marine nationale, a mis bas les feux et arrêté les moteurs de barre pour la dernière fois. A 46 ans, elle rend ses derniers soupirs.

Pourtant, elle est encore vaillante, cette vieille baille. Avant d'arriver, elle a mis les machines sur le pont, montant à plus de 30 noeuds sur le fond, c'est-a-dire près de 60 km/h. Pour un engin de quelques milliers de tonnes, faut l'faire à son âge comme dirait le patron d'une maison de retraite. Ce fut, paraît-il, un moment exceptionnel, ce qu'on croit aisément. Le pacha, que j'ai connu élève lorsque j'étais chef de cabinet de l'amiral commandant l'Ecole navale (hé oui, ça passe...), me disait qu'il n'avait jamais descendu la Manche aussi vite. Et lors de la ribote de jeudi, il fallait voir le visage rayonnant du chef machines, le fameux Eagle 334. Il jubilait, heureux et manifestement comblé du sentiment du travail accompli. Le chef d'Etat-major soulignait pour sa part que la tenue extérieure de la machine était exemplaire et que l'âge n'avait pas d'emprise sur la qualité de l'entretien des locaux.

Mais surtout, le fier vaisseau n'a pas pris une ride. Jeudi soir, pendant le cocktail, j'ai pris le temps de m'y promener. Les coursives sont les mêmes qu'il y a 29 ans (hé oui, ça passe...), dans le jus, avec les odeurs, les bruits de fond, les perspectives et les repères visuels de tous ordres. Je me revis, l'espace de quelques secondes, dans ces longs passages, me collant parfois aux cloisons dans des coups de roulis plus marqués, gagnant le carré pour déjeuner dans l'ambiance sonore faite des appels de la diffusion générale. Je revis Albert Grimaldi, jeune élève, s'entretenant avec un officier-marinier devant le BSI (bureau du service intérieur), je revis les copains sirotant un gin-cointreau au bar OE (officiers-élèves) la veille de l'escale, je revis de la passerelle ces quarts de nuit où tout se construit, je revis le pont d'envol avec ses mouvements d'avions et ses cocktails improbables... Je revis aussi mon poste, cet endroit multitâches où le réveil fait place au cours du matin, où douze gamins poursuivent leur formation sous la houlette d'une officier subalterne expérimenté, où les coups de spleen font place aux blagues de potaches... Et puis je revis la salle de conférence, cette salle modulable, sorte d'amphi embarqué, où les cours magistraux à la mer étaient ponctués à l'escale par le discours d'accueil de l'ambassadeur. Je ne pus m'empêcher de me glisser une dernière fois dans le fond, un peu dans la pénombre de ce jeudi soir, pour laisser remonter ces instants où finalement nous étions tous réunis pour recevoir un seul et même message.

Il me vint alors la réflexion que ce bateau était bien plus qu'un vieux tas de ferraille à bout de souffle. Cette coque qui a connu toutes les mers du monde, et qui pour sa dernière traversée s'est offert le cap Horn et les chenaux de Patagonie, était avant tout le seul bateau de la Marine nationale sur lequel tous les officiers de cette institution ont embarqué pour parfaire leur formation. La Jeanne, c'est notre bateau à tous. Depuis 46 ans, tous les bordaches, tous les officiers de l'école militaire de la Flotte, tous les commissaires de Marine, tous les administrateurs des Affaires maritimes, tous les médecins de Marine dont les navalais, des ingénieurs de l'armement, de nombreux officiers étrangers, tous les grands chefs de notre Marine ont vécu environ une année sur ce bateau. Il est notre point de départ commun pour une carrière maritime. Il est notre référence commune, notre souvenir commun, le bateau nourricier des bases mutuelles. C'est ce qui en fait son caractère unique, c'est ce qui fait que nous en sommes tous son âme.

La remise de la flamme de guerre, avant le cocktail, fut un joli moment, une cérémonie innovante qui donna à cette soirée une solennité et une émotion méritées. Dans cette pièce de tissu qui n'en finit pas, dans ces 70 mètres d'étamine, plus de 5000 élèves, avec les équipages qui les ont accompagnés, tissent cette aventure gravée à jamais dans le coeur de chacun. Mais rien n'est fini.

Adieu la Jeanne. Tu vas rejoindre dans les mémoires et les récits le Borda, l'Iphigénie et ton illustre prédecesseur avec ses quatre cheminées. Ton descendant, le Dixmude, n'est pas encore à flots. Mais tout comme toi qui fut la Résolue, peut-être que le Dixmude reprendra ton fameux nom et portera de nouveau sur toutes les mers du globe les lettres blanches de Jeanne d'Arc.

(photo : Caroline K)

3 commentaires:

  1. On comprend mieux l'émotion que l'on peut entendre qd un marin site le nom de la Jeanne ;o)))

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  2. Tu l'as dit mieux que moi, vieux crabe

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