mardi 15 décembre 2009

30 ans après...


Pour la première fois de mon existence, je franchis, en voiture, le porche voûté du 2 rue Royale, à Paris. Je pénètre dans la cour de l'État-major de la Marine ce 3 décembre, à 19h35. J'ai une sorte de trac, bien qu'il ne s'agisse pas de passer en scène. Le ventre noué, je gare le carrosse.

Sous une arche vitrée, j'aperçois un vestiaire tenu par un capitaine de vaisseau. Pas tradi. Caroline et moi marchons vers cet accès, où l'on aperçoit derrière les porte-manteaux un escalier magistral qui se déroule vers l'étage. Une suspension lumineuse pend par un fil, comme arrimée à nulle part. Je pousse une porte... qui reste fermée. Mon entrée est loupée. C'est par une autre arcade qu'il faut pénétrer. Sommes-nous les premiers ? Presque. Je pose mon pardessus, ajuste ma cravate sous l'oeil amusé de ma compagne. Quelques mots à Patrick qui accueille et nous gravissons ces marches majestueuses. Nous y sommes enfin. J'étais impatient et voilà que j'éprouve une appréhension. Nous voici à quelques pas des salons grandioses de l'Etat-major de la Marine pour une ribote pas comme les autres : nous allons fêter les trente ans de notre promotion de Navale.

Après un long couloir lambrissé, dont les murs portent des tableaux de marins illustres (non, je n'y suis pas...), nous entrons dans une pièce au plafond inaccessible, dont les grandes vitres donnent sur la place de la Concorde. Le calme de cette pièce contraste avec les feux blancs et rouges qui se croisent au dehors. Ici, sur une moquette épaisse et rubiconde, sous des dorures étincelantes, sous des lustres à l'éclairage doux mais suffisant, les regards se croisent. Qui c'est ce barbu que je ne reconnais pas ? Ça commence bien... Frédéric et Régine, Marc et quelques autres sont là, déjà lancés dans des conversations. Notre arrivée les interrompt, mais qu'importe. Au fur et à mesure que le temps passe, cette salle somptueuse se remplit d'uniformes, de costumes, de robes et de tailleurs. Les sourires illuminent les visages mûris au gré des vents de la vie, les cheveux blancs témoignent des heures passées dans les embruns salés. J'ai toujours ce noeud dans l'estomac, mais je m'en accommode, les douces bulles d'un champagne frais aidant. Malgré ma tignasse et ma barbe de trois jours, pourtant rasée du matin, les copains me reconnaissent. Leurs poignées de mains fermes et longues me disent la joie de nous revoir, de nous retrouver. Je leur présente Caroline qui m'épate par son aisance dans ce cénacle qu'elle découvre. Elle qui aime les uniformes, elle peut même en admirer avec des étoiles.

C'est drôle comme chacun s'expose. Sur les quatre amiraux présents, le cinquième étant retenu à Londres, deux sont venus en uniforme de Toulon, avec leurs étoiles nickelées bien astiquées. Les deux autres, parisiens par leur affectation, sont en costume de ville. Ils sont tous beaux, mes potes, et ils n'ont pas changé. Et puis voilà les loufiats, Maillard et Desclèves, devenu amiral. Je n'avais pas revu ce dernier depuis l'École navale. C'est comme si nous nous étions quittés la veille...

L'apéritif se déroule sur une tonalité d'amitié et de redécouverte mêlées. Les uns et les autres prennent des nouvelles, demandent ce qu'ils sont devenus, notamment pour ceux qui sont en pékin. Les chemins sont tracés, de beaux sillons bien droits, profonds, établis, sans bavure. Je me sens d'un coup différent et pourtant si proche. Avec mon sillage hésitant, avec mes erreurs de navigation, je suis loin de ces parcours sans faille. J'assume pourtant mon héritage artistique, issu de ces pages des quotidiens où je leur montrais mon père et ses acolytes de scène, emplissant une pleine page les lendemains de première... Je suis aujourd'hui un auteur, je le dis, je le clame, et mes vieux amis m'encouragent sans mollir. Merci les gars, vous me touchez, vous me comprenez, et je me sens des vôtres, même si je tire des bords carrés.

Ils sont arrivés, Yannick (j'ai peut-être les cheveux trop longs, mais tu ne portais pas de cravate !), Guillaume, Patrick, Pierre, Jean-Yves, Stéphane, Frédéric, Jean, Philippe, Frédéric, Charles-Henri, Renaud et tous les autres comme Alain ou Antoine. En les voyant, je revis intérieurement ces mois de potaches, cette arrivée un matin de septembre, dans un car bleu marine, descendant vers le bâtiment des élèves, prenant possession de cette école où nous allions passer deux années de farces et de façonnage. Nous y avons appris à manoeuvrer, à naviguer, nous nous sommes formé l'oeil, à l'écoute de nos capitaines d'escouade et des équipages des bateaux gris à bord desquels nous embarquions. Je revois la terrible tristesse de cette nuit atroce où nos camarades périrent sous nos yeux. Je revois aussi ces moments indescriptibles où la « geule », le mal de mer, nous prenait dans la rade, en route dans le goulet de Brest vers l'ouest, où l'on se demandait ce que l'on foutait là. Je revois ces quarts de nuit interminables, en passerelle découverte, transis de froid, dans la brise nocturne et glaciale. Je revois ces escales où les « PO » (par obligation) alternaient avec les soirées dans les boîtes de nuit parfois louches, où notre fierté de porter l'uniforme était palpable. Je revois cette vie d'insouciance qui nous préparait aux plus hautes responsabilités. Avez-vous vu, mes amis, les mêmes images que moi ?

Nous passons à table après que Marc, qui est un peu notre hôte, nous ait affranchi de quelques points et faits historiques relatifs aux lieux prestigieux où nous nous trouvons. Le poste 81, complet, se rassemble à une même table. Les épouses et compagnes d'un bord, les jules de l'autre. Oui, je sais, toute la huitième escouade était faite de jules, mais le poste 81 en était le guide ! Allez-y, râlez, les autres. Il fallait bien que remontent les vieilles fausses querelles, non ? Dans l'argenterie traditionnelle, la porcelaine et le cristal, tels que nous les avons pratiqués dans les carrés, un délicieux repas est servi. Les discussions de tous ordres naissent d'un côté, les blagues et les souvenirs les terminent de l'autre. Aux autres tables, la disposition plus conventionnelle laisse place à d'autres échanges. À la nôtre, les femmes ont aussi leurs sujets, faisant connaissance ou évoquant des souvenirs communs, elles aussi. La bonne humeur trône.

Après un dessert remarquable, après l'intervention inévitable de Pierre qui remercie en notre nom à tous le personnel qui nous a servi et nourri, nous regagnons le premier salon pour un after tout simple. Le champagne refait son apparition et nous prenons le temps de converser avec ceux que nous n'avons pas eu le loisir de voir avant le repas. Et puis, l'heure avançant, les premiers prennent congé. Caroline et moi mettons plus d'une demi-heure à dire au revoir...

Vers 23h30, je franchis le porche dans l'autre sens. Je n'ai plus de trac. Juste un peu d'amertume de devoir déjà partir. C'était vraiment bien. Merci les amis.

Il m'aura fallu dix jours pour digérer, non pas ce bon dîner, mais cette soirée d'émotions et de plaisirs. Il m'aura fallu dix jours pour être en mesure de raconter ce moment inoubliable. Il est gravé dans ma mémoire, comme tant d'autres passés en compagnie de cette bande de voyous, de gamins devenus hommes libres à force de chérir la mer.

Il m'aura fallu trente ans pour comprendre bien des choses. Et pour accepter tant d'autres. Mais ce soir-là, pas un seul instant je n'eus le sentiment que notre promotion était plus vieille que nous lorsque nous avons intégré la Baille. Nous avions vingt ans. Ce 3 décembre, nous les avions toujours.

1 commentaire:

  1. bravo Philippe pour ce texte émouvant. J'ai tenté l'exercice et te le retransmettrai ultérieurement (tapé su MAC, il n'est pas transposabel pour l'instant. Je le scanne et vous aurez mes délires en pdf.
    Je me disais que si nous étions une bonne vingtaine à se jeter à l'eau sur ce premier sujet, il y aurait de quoi nourrir des soirées de cercles de poëtes maritimes
    en attendant, joyeux noel à tous et vive la 79

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